PORTRAITS D’ENFANTS: RUBY, 14 ANS


punk

Ruby portait très mal son prénom. Un punk /skinhead de 14 ans, qui n’avait rien d’une pierre gemme chic. J’avais tout  juste fêté mes 21 ans et j’entamais  mon premier contrat  comme enseignante en anglais au présecondaire. Une classe d’environ 16 élèves qui n’avaient pas réussi leur primaire et n’avaient pas vraiment eu de cours d’anglais avant le mien.  J’avais décroché le contrat parce que le prof avant moi avait donné sa démission. Tout un contrat.

Ruby, donc, était un des élèves de cette classe.  La première phrase qu’il m’a lancée en entrant en classe au mois d’août : Salut Boucle d’Or! Ça commençait mal. Cet élève de 14 ans venait, en une seule phrase, de me faire sentir comme une petite fille devant lui. Moi qui voulais avoir l’air professionnel. Malgré ses 14 ans, Ruby passait ses fins de semaines à Montréal, sur la « main », à faire le squidgy avec d’autres skinheads. Il était arrivé à l’école le lundi avec son furet sur l’épaule. J’avais devant moi, un premier défi. Quoi dire à un élève qui a un furet sur l’épaule en classe? Où voulez-vous qu’il mette son furet?  Il était futé ce Ruby. Il se doutait certainement que les furets n’étaient pas acceptés dans les classes et devait se dire que je l’expulserais et qu’il pourrait flâner toute la journée. Mais c’étaient les premières minutes de mon premier contrat. Je n’étais pas pour expulser un élève à peine 5 minutes après la première cloche. Je dis donc à Ruby qu’il pouvait garder son furet pour cette période, mais que je ne voulais plus jamais le revoir après. Ruby sembla déçu de ma réaction ou de mon absence de réaction. Je crois que je venais de remporter la première manche.  Étonnamment, Ruby n’emmena plus jamais son furet en classe. Moi qui m’étais cassé la tête entre mon premier cours et le deuxième à me demander quoi faire s’il ramenait sa bestiole. J’avais même trouvé une petite cage que j’avais apportée à l’école et mise dans un dépôt, au cas où.  S’il la rapportait, je mettrais la bête dans une cage, dans le dépôt! J’ai vite compris que c’était comme ça, avec des élèves difficiles. Il fallait se tourner sur un 10 cents, développer des stratégies pour contrer les leurs.  Ils trouvaient toutes sortes de plans pour nous faire sortir de nos gonds et nous faire perdre le contrôle. Ça été mon premier défi : ne pas perdre le contrôle.

Inutile de vous dire que Ruby ne trippait pas sur l’école ni sur les cours d’anglais. Ruby avait vécu 20 vies, alors que j’étais jeune et inexpérimentée. Je ne faisais pas le poids devant son expérience. Je n’avais aucune idée de ce qu’il pouvait vivre. Son univers était à 1000 km du mien. Pourtant, chaque fois qu’il entrait en classe, je lui posais des questions sur son weekend. Et il prenait plaisir à me traumatiser avec ses histoires de rues.  J’étais fascinée. Comment un jeune de 14 ans pouvait vivre ça? Je n’ai peut-être pas montré grand-chose à Ruby dans le domaine des langues, mais Ruby, lui m’a appris beaucoup sur mon métier d’enseignante. J’ai vite appris sur le tas, que ce n’est pas parce qu’on prépare de belles activités supposées motiver les élèves à apprendre, que ça fonctionne.  Par contre, si je donnais un peu d’attention à mon skinhead, il me permettait de donner mon cours sans m’embêter. On dirait qu’on avait un accord tacite. Je m’intéressais à lui, il me laissait enseigner.  Pourtant, mes petites activités sur Noël et l’Halloween, il s’en foutait-tu vous pensez?  Quand tu passes tes fins de semaines à coucher dans des piqueries, à quémander  de l’argent aux passants pour te droguer, les chansons de Nowel, c’est loin de tes champs d’intérêts.

Et intéresser mes élèves, c’était ma première mission. Ma seule, en fait puisque tout le reste dépendait de leur intérêt. Je me suis donc mise à inventer des textes où mon personnage s’appelait Ruby, (ou un nom d’un autre élève de la classe). J’ai mis en scène son personnage à Montréal. Je parlais de la rue Ste-Catherine. Et ça fonctionnait! Quand j’incorporais un élément dans mes activités, qui lui parlait, il était toute-ouïe.  Le reste du temps,  il nous observait, moi et le reste de la classe, comme si nous étions tous un peu attardés. Quand un élève avait un comportement inapproprié, il le remettait à sa place.  Ça lui clouait le bec. Et moi, j’étais très heureuse de ses interventions. Je n’aurais jamais pu dire à un élève de se la fermer, mais venant de lui, ça passait, et très clairement.

Bref, de Ruby, j’ai gardé un souvenir très net, et le surnom de Boucle d’Or qui m’a suivi un moment. Il doit avoir 35 ans aujourd’hui. J’ai de la difficulté à m’imaginer ce qu’il est devenu. Qui sait,  peut-être est-il bilingue?