Une journée dans la vie d’une directrice d’école


Texte primé par le journal La Presse et publié le 18 juin 2006 dans Opinion des Lecteur

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Première journée de classe de l’année. Dans une petite école de 221 élèves, la journée commence en lion. 7h30 : j’arrive à mon bureau car je veux écrire tranquillement ce que je veux dire aux élèves lors du grand rassemblement au gymnase. J’ai traîné mon café et mon bagel Tim Horton, espérant pouvoir travailler tranquillement pendant quelques minutes avant que le personnel enseignant arrive et que l’action commence. J’ouvre mon ordinateur. Un papa entre alors à mon bureau. Il est désemparé, les yeux dans l’eau. Je l’accueille, sachant que je n’aurai plus le temps d’écrire mon texte. Sa femme de 49 ans se meurt d’un cancer. Son fils ne veut pas venir à l’école. Il a mal au cœur. Pourrais-je le changer de groupe car il connaît bien l’autre enseignante et se sentirait plus à l’aise? Je n’ai pas de place dans ce groupe. J’essaie de lui expliquer la règle administrative qui veut qu’on doive respecter les quotas d’élèves dans chaque groupe à cause de la convention collective. Au lieu de cela, je m’entends lui dire  que c’est déjà fait. Pas de problème, je vous arrange ça. Le monsieur ne se lève pas. Il a besoin de parler. Déboussolé. Ne sait pas quoi faire avec les tâches du quotidien. Il pleure toujours. Je lui conseille d’appeler au CLSC. Peut-être qu’on pourra l’aider. J’ai envie de pleurer avec lui mais je me fais rassurante.

 

Il part. 8h50. Je devais faire un exercice de respiration à l’intercom à 8h45 dans le cadre de notre programme de Brain Gym. Habituellement c’est l’éducatrice physique qui le fait mais je dois la remplacer. Je cours jusqu’au micro, haletante, je demande aux élèves de respirer lentement et calmement pendant que je tente de reprendre mon souffle. Fin du message. Les plus vieux élèves m’attendent au gymnase. Je n’ai pas eu le temps de préparer mon texte. J’improvise. Ça ne paraît pas, évidemment. J’ai l’habitude.

 

Sors du gymnase. L’enseignante de maternelle vient me chercher. J’arrive dans sa classe et la scène me déboussole un moment. Les élèves sont assis en cercle. L’accompagnatrice tente de calmer une enfant qui présente une déficience atypique (on ne sait pas trop encore ce que cela implique puisque le centre de réadaptation n’a pas encore communiqué avec nous). L’enfant, qui a l’âge mental d’un enfant de deux ans, est en crise. Pendant ce temps, l’autre enfant handicapé physique que la même éducatrice suit, est laissé à lui-même. L’enseignante ne peut faire grand chose. L’accompagnatrice devrait quitter la classe avec la petite qui hurle mais ne peut quitter le petit handicapé….C’est donc la responsable du Service de Garde (qui se trouve à être dans l’école) qui se charge de bercer la petite. Ouf, la crise est passée. Je m’engouffre dans mon bureau pour tenter de rejoindre le Centre de réadaptation. J’aimerais qu’on fixe une rencontre dans les plus brefs délais pour tenter de monter un plan d’intervention.

 

Je dois raccrocher avant même d’avoir terminé ma conversation car une enseignante me fait de grands signes : un petit de première année a disparu. Je pars à sa recherche. Il se cache. C’est apparemment ce qu’il a fait toute l’année dernière dans son autre école. Je le trouve avec une paire de ciseaux à la main, prêt à l’affrontement. Je prends une méthode détournée pour le faire venir à mon bureau en lui disant que je m’en vais l’y attendre et que je voudrais le voir d’ici deux minutes. Ça ne fonctionne pas, il fugue de nouveau. Me voilà à faire le tour de l’école à l’intérieur comme dehors. J’ai peur qu’il soit en danger. J’aurais besoin que la psychoéducatrice soit ici pour gérer ce problème mais nous sommes un mercredi et elle n’est ici que le lundi…Retourne dans mon bureau pour contacter le psychoéducateur qui était dans le dossier l’an passé et lui demander s’il n’ a pas un truc  à me donner. N’ai pas le temps de finir la conversation car mon concierge me fait de grands gestes. Il a retrouvé l’enfant. Je dois venir tout de suite. J’ai peur qu’il se soit blessé avec ses ciseaux. Il s’est embarré dans une cabine de toilette et donne des coups dans la porte et sur les murs. Je lui dis qu’il pourra sortir quand il le voudra. Le concierge et moi sortons de la salle de toilettes. J’éteins la lumière et  ferme la porte. J’attends à l’extérieur. Mon truc fonctionne, le petit sort. Nous devons lui enlever les ciseaux de force et le traîner dans mon bureau. Le concierge est en retard sur son horaire mais je lui demande quand même de rester près du jeune. L’épopée est terminée pour ce matin. Il est 11h00 et le petit rejoint sa mère d’accueil car sa vraie mère l’a abandonné. Son histoire me tort le cœur. Je n’ai pas touché à mes piles de travail ce matin. Pas plus qu’à mon bagel et mon café Tim Horton, froids. J’avale un milk shake protéiné et tente de retourner quelques appels.

 

Le cirque recommence dès 13h00. Mon petit fugueur fait maintenant une crise majeure dans la classe, devant ses petits camarades apeurés. Il est grimpé sur un bureau, crie et chante des chansons vulgaires. L’enseignante n’ose pas sortir de la classe et laisser les élèves à eux mêmes. C’est encore une fois la responsable du service de garde qui passait par là qui doit le maîtriser physiquement pour l’amener à sortir de la classe. On appelle la mère d’accueil pour qu’elle le ramène à la maison. Le problème, c’est que si elle quitte avec l’enfant, je me retrouve sans accompagnatrice dans la classe de maternelle car ELLE est l’accompagnatrice.

 

Je termine ma journée, exténuée. Je suis directrice d’une petite école mais la plupart du temps, je suis occupée à faire autre chose. Occupée à panser les plaies d’enfants maltraités et mal aimés, abandonnés ou négligés. Occupée à combler des services que nous n’avons pas les moyens de nous offrir. Je suis directrice d’une petite école de quartier au Québec.

 

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